La mémorisation gestuée trouve également ses fondements dans la Nouvelle Alliance, celle-ci étant à la fois continuité et rupture avec la Première Alliance. En effet, Jésus se présente comme venant accomplir les Écritures et, en même temps, il apporte une nouveauté radicale. Ces deux aspects, continuité et rupture, seront étudiés dans un premier temps. Puis nous examinerons comment des pierres de fondation de la gestuation de la Parole de Dieu se trouvent dans la mise par écrit du Nouveau Testament et la Tradition de l’Église.
La continuité
Les chrétiens sont aujourd’hui revenus à une plus juste évaluation de la place du judaïsme dans la compréhension du Nouveau Testament et de la personne de Jésus comme appartenant à ce peuple. Depuis 1942, plusieurs encycliques et textes du magistère invitent les chrétiens à chercher Jésus-Christ dans la connaissance de ses racines juives. De la même manière, un certain nombre de penseurs juifs se sont mis à étudier Jésus comme Juif et à reconnaître une partie de son message et de sa vie comme faisant partie de l’héritage juif.
C’est en tant que fils de la Torah que Jésus respecte les fêtes de pèlerinage, qu’il célèbre la Pâque juive. Jésus est appelé « Rabbi » par ses contemporains et il se comporte comme tel : il forme des disciples, argumente avec des maîtres en Israël, utilise les mêmes procédés d’interprétation qu’eux. Il excelle dans les paraboles, manière souple et concrète d’enseigner en renvoyant son interlocuteur ou disciple à sa responsabilité par une question finale.
Jésus est tout à fait à l’aise dans l’univers juif de son époque et tout ce qui a été dit précédemment sur la Première Alliance comme fondement de la mémorisation est applicable à son enseignement.
La rupture
Jésus opère une rupture radicale avec le judaïsme dans la mesure où il ne se réfère pas à une lignée de maîtres qui remonterait jusqu’au Sinaï et au don de la Torah orale. Il parle du Père du Ciel comme de Celui qui l’a envoyé, sans médiation. En même temps, il se laisse toucher par les impurs, il mange avec les pécheurs et il est bouleversé par les foules qu’il estime délaissées. Cette double proximité avec Dieu et avec les pauvres sera jugée intolérable par les pouvoirs religieux et politiques en place.
La radicalité du message évangélique réside dans le fait que l’accès à Dieu n’est plus offert à travers la médiation du peuple juif et de son observance de la Torah, mais à travers le corps du Christ. La communion à Dieu, en Dieu, est possible par la communion en Christ, Parole de Dieu qui a pris chair.
Pour les chrétiens, Jésus-Christ devient alors la clé d’interprétation de toute la Bible. C’est dans sa personne que s’accomplissent toutes les Écritures.
Gestuer la Parole de Dieu, ce n’est plus seulement intérioriser une Parole en faisant participer le corps, ni, comme dans la Première Alliance, « manger » en tant que disciple l’enseignement du maître.
Gestuer est désormais participation au Seigneur. Mémoriser avec son corps, son coeur et son intelligence, c’est entrer en communion avec Celui qui n’a pas craint de prendre un corps, c’est se laisser transformer, habiter par Lui. C’est, par analogie, donner corps à la Parole, c’est livrer son propre corps, sa propre vie pour que l’Église se constitue comme Corps du Christ.
Si les chrétiens croient en l’incarnation de Jésus-Christ comme Parole de Dieu, ils croient aussi que la Parole, d’une certaine manière, peut habiter chacune de leur existence par l’action du Saint-Esprit « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous ferons chez lui notre demeure » (Jean 14, 23). Ici nous sommes au point central de l’expérience des récitatifs bibliques.
Ceux qui gestuent deviennent la « famille de Jésus ». Jésus ne dit-il pas : « Ma mère et mes frères sont ceux qui entendent et qui font la Parole de Dieu » (Luc 8, 19) ? La Bible invite constamment à élargir la fraternité de sang des familles humaines à une fraternité universelle bâtie sur la Parole. Ici Jésus va plus loin en proposant à ceux qui écoutent et font la Parole de devenir porteurs de cette Parole, de sorte qu’elle soit enfantée au monde.
L’élaboration des évangiles et la tradition de l’Église
La parole et les gestes de Jésus ne nous sont parvenus que par des écrits, des mises par écrit que les premières communautés de chrétiens ont réalisées dans une autre langue (le grec) et dans un autre univers culturel que celui où Jésus a vécu. En effet, le Nouveau Testament a été écrit après la mort de Jésus et après l’expérience que les apôtres ont faite de Jésus Ressuscité. Cela veut dire qu’il nous faut abandonner l’illusion que nous pourrions totalement rejoindre le Jésus de l’histoire et décider nous-mêmes de ce qui est authentique ou non, comme certains commentateurs ont tenté de le faire à une époque. Le Nouveau Testament est la mise par écrit du témoignage des premiers chrétiens qui se sont rappelé les paroles et les gestes de leur maître parce qu’ils faisaient l’expérience du Christ vivant parmi eux et agissant dans le monde par son Esprit. Mémoriser des récitatifs de la Nouvelle Alliance, ce n’est donc pas retrouver directement les gestes et la Parole de Jésus, mais bien entrer dans l’expérience croyante des premiers chrétiens qui se remémoraient Jésus devenu Seigneur par sa mort et sa résurrection.
Après une période de transmission orale d’au moins quarante ans après la mort et la résurrection du Christ, vinrent les mises par écrit dans les années soixante-dix.
A l’origine, l’utilisation du mot « évangile » a deux sens : l’annonce de la Bonne Nouvelle et aussi le livre, la mise par écrit qui la contient. Ces deux sens ont été maintenus jusqu’à nos jours. Cependant, la mise par écrit comme aide-mémoire, n’a d’intérêt dans la foi que comme support d’une Parole vivante et agissante.
Cet élément justifie à lui seul la mémorisation orale et gestuée de l’Évangile.
Il faut cependant ajouter que dans la mise par écrit, il ne s’agissait pas seulement de sauver le patrimoine chrétien, mais d’opérer une deuxième vague d’interprétation après celle déjà effectuée lors de l’élaboration des récits oraux.
La tradition chrétienne a toujours affirmé que l’Esprit, qui a présidé à la mise par écrit, préside également à la lecture. C’est ce même Esprit qui pousse les croyants à mettre en oeuvre, et peut-être en gestes, la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ.
Gestuer les textes de la Bible, c’est d’une certaine manière parcourir le chemin inverse de leur élaboration. De récits oraux qu’ils étaient, ils sont devenus écrits, aide-mémoire offerts par l’Église. En effet, c’est la communauté des croyants, antérieure aux Écritures, qui les donne au monde. C’est pour cela que nous les recevons telles que l’Église les donne. Pour que ces Écritures restent Paroles vivantes, il est nécessaire que chaque génération puisse les interpréter et les mettre en pratique.
Gestuer est une manière de se rendre disponible à l’Esprit Saint qui réalise la présence du Christ aujourd’hui à travers le corps, le coeur et l’intelligence des croyants, Peuple de Dieu, et à travers l’Église qui est le Corps du Christ.