Trois éléments vont permettre de fonder la mémorisation dans la Première Alliance : le lien entre matière et esprit dans la pensée biblique, la mise par écrit de la Bible juive et la complémentarité entre les deux Torah (tradition écrite et tradition orale).
Le lien entre matière, corps et esprit
Dans la Bible, contrairement à l’univers philosophique grec, Dieu crée la matière par sa Parole et se révèle dans la création qu’il juge bonne. Par sa Parole également, il fait alliance avec l’être humain qu’il nomme intendant, gérant de sa création. Adam est placé dans le jardin pour le « cultiver et le garder ». En hébreu, le même mot avodah est utilisé pour « cultiver » et « rendre un culte ». Ainsi, par ses gestes et sa parole, par son travail et le culte rendu, l’être humain fait le lien entre la matière et Dieu. Tout en maintenant sa transcendance, Dieu permet aux humains de faire remonter vers lui toute la création comme action de grâce. Cette relation particulière entre Dieu et l’homme a deux conséquences fondamentales.
- La première est que le monde spirituel et le monde physique sont extrêmement liés : le monde spirituel exprime la réalité profonde du monde physique et ce dernier constitue le support du monde spirituel. C’est la Parole qui permet à ces deux mondes de tenir ensemble. De ce fait, les mots en hébreu couvrent un champ de significations très étendu : de l’objet le plus concret à l’expérience la plus profonde et la plus mystique. Le mot ruah par exemple veut dire à la fois «vent», «souffle» et aussi «esprit». De même, le mot nephesh qui veut dire « gorge » est celui qui est traduit par psychè en grec, « vie » ou « âme » en français ».
Gestuer, c’est donc expérimenter au plan corporel le lien puissant entre la vie spirituelle et la vie matérielle. - La seconde conséquence de cette relation entre l’homme et Dieu est le sens particulier que la Bible donne au mot « parole ». En hébreu, le mot dabar signifie « parole » mais également « événement », « récit », « chose qui s’est passée ». En Dieu, parole et acte ne font qu’un.
Dans les récitatifs bibliques, « mettre en geste » la Parole de Dieu, c’est donc tenir le côté concret du texte hébreu tout en déployant le sens théologique et spirituel.
Le mot amen vient d’une racine hébraïque qui signifie « s’appuyer », « être ferme ». Pour l’exprimer, le geste proposé, le geste FOI, est celui de mettre les mains à plat devant soi en s’appuyant sur quelque chose de solide. Faisant le geste, celui qui récite, petit à petit, découvre qu’adhérer à Dieu, avoir la foi, ce n’est pas avoir un vague sentiment religieux, mais c’est décider de tenir bon, de s’appuyer sur Lui.
La parole est aussi ce qui donne consistance au temps, à ce qui s’est passé dans le temps. Il y a dans la Bible une épaisseur de l’histoire qui est rendue par la parole et rythmée par le mémorial : faire mémoire, c’est actualiser par la parole, un événement de l’histoire qui est revécu le jour de la célébration. Ainsi, la liturgie pascale juive invite les juifs non seulement à commémorer la sortie de l’esclavage de leurs ancêtres, mais à la vivre aussi pour eux-mêmes.
Gestuer la Parole de Dieu est donc tout à fait dans la lignée de la pensée biblique : Dieu se fait connaître par ses oeuvres et par sa Parole qui agit. Gestuer, ce n’est pas assimiler des idées sur Dieu, mais entrer dans son action de création et de salut.
Les Écritures
Le peuple juif, le peuple de la parole et du geste, a pourtant mis par écrit les paroles qu’il avait reçues, les événements de son histoire.
Des traditions orales venant de différents milieux ont été assemblées et mises par écrit. La Bible en garde les traces. Cela se manifeste tout d’abord par le style très particulier des textes : textes rythmés et balancés, structurés pour être mémorisés. Cela est évident pour des textes comme les psaumes, mais c’est aussi vrai pour des récits, des oracles prophétiques et même des textes juridiques.
Joseph a-t-il été vendu par ses frères à des Ismaélites, à l’initiative de Juda, un de ses frères (Genèse 37, 27), par des Madianites aux Ismaélites (Genèse 37, 28) ou bien par des Madianites à Putiphar, un fonctionnaire égyptien (Genèse 37, 36) ?
Par ailleurs, cette mise par écrit de traditions orales très diverses fait apparaître des contradictions à l’intérieur même d’un récit. L’auteur biblique n’a pas harmonisé l’ensemble par respect de ces traditions orales, par souci de ne rien perdre de l’expérience de ses ancêtres.
On peut donc constater qu’il ne s’agit pas d’un texte qui serait porteur d’idées, de concepts sur Dieu, mais d’un texte « aide-mémoire », d’un récit porteur d’une parole à interpréter et à mettre en oeuvre.
Les textes de la Première Alliance sont donc des mises par écrit d’anciennes et diverses traditions orales. Les mémoriser et les gestuer aujourd’hui, c’est renouer avec leur dynamisme originel.
Les deux Torah et les commentaires
Le courant spirituel des pharisiens, né lors de l’exil à Babylone, considérait que Moïse avait reçu deux Torah au Mont Sinaï :
– une Torah écrite, celle que le Seigneur lui-même avait inscrite sur des tables de pierre ; – et une Torah orale constituée des commentaires que chaque génération produit autour de la Torah écrite.
La tradition d’Israël interprète un verset du Cantique des Cantiques – « ton cou dans les colliers » (Cantique des Cantiques 1, 10) –comme une image de la complémentarité des deux Torah. La beauté de la Torah écrite, comparée au cou de la « fiancée » Israël, est rehaussée par les colliers que sont les commentaires oraux.
Cela veut dire que la Bible, la Torah écrite, ne peut être comprise qu’à travers les traditions orales qui l’accompagnent. Un maître introduit à la compréhension de cet océan de commentaires. De même, dans la pratique des récitatifs, le rôle du transmetteur est capital pour ouvrir au sens mais aussi pour susciter les commentaires de chacun à l’intérieur du groupe.