La salle commune
Le magnifique récitatif de Pierre Scheffer sur la Nativité en Luc nous fait percevoir à quel point les évangiles ont été composés, structurés pour faciliter la mémoire, pour que la Parole s’inscrive dans nos corps, nos cœurs et nos âmes.
Pierre a mis en valeur trois refrains qui vont en s’amenuisant et qui structurent le texte. Le cœur de ce refrain est : « un enfant nouveau-né déposé dans une (ou la) mangeoire ». Il délimite les trois grandes parties du texte : la réalisation de la naissance (le geste), l’annonce aux bergers (la Parole) et la contemplation de cet enfant-Dieu fait pauvre (la louange).
Mais cette splendide « architecture » n’est pas close sur elle-même comme pourrait être une œuvre esthétique, belle, mais vidée de vie. Il y a dans le premier refrain comme un secret, comme quelque chose d’illogique qui ouvre sur un ailleurs, comme un étroit col, abrupt et difficile pour le marcheur, qui ouvre sur une large et belle vallée. Ce « col », ce lieu de basculement, d’élargissement est cette phrase : « Et le posa dans une mangeoire car il n’y avait pas de place dans la salle commune ».
Dans les sessions de transmission nous nous interrogeons sur la deuxième partie de la phrase : la raison qui pousse Marie à déposer l’enfant dans une mangeoire.
Comment interpréter ce qui apparait comme un argument incongru ?
En effet, la logique exigerait que Marie place l’enfant dans une mangeoire car elle n’avait pas de berceau, pas de couffin.
Comme ce témoignage reçue d’une dame du Quart-Monde qui a dit que sa mère l’avait placée dans un cageot car elle n’avait rien pour la déposer à sa naissance.
Pourquoi la salle commune intervient-elle là ?
Mettons de côté tout de suite la traduction de ce mot « kataluma » par auberge. Elle a fait les choux gras de beaucoup de prédicateurs depuis 20 siècles qui versent du côté de la morale et accusent les mauvais aubergistes au lieu de nous faire entrer dans le mystère du geste de Marie. Luc connaît un autre mot pour parler de l’auberge dans la parabole du Bon Samaritain. Certains auteurs, anthropologues ou historiens évoquent un caravansérail, pourquoi pas ? D’autres, l’idée que Marie et Joseph voulaient vivre ce moment dans le recueillement, loin de la foule, sûrement. D’autres s’interrogent sur l’absence de ce fameux accueil oriental, qui plus est lorsqu’une jeune femme doit accoucher, qui plus est dans la ville même d’origine de la famille de Joseph. Joseph et Marie, des exclus dans leur propre famille ? Toutes ces interprétations peuvent stimuler notre désir de recevoir Noël au plus profond de nous-mêmes.
Mais il se trouve que ce mot « kataluma » n’est employé qu’une seule autre fois dans l’ensemble des évangiles : dans Luc 22,11 (et // Marc 14,14). Il s’agit de l’épisode où Jésus demande à ses disciples de préparer la Pâque, dans la « kataluma » où il va se donner à manger ! Que met-on dans une mangeoire ? De quoi manger !
A la Nativité, il n’y a pas de place dans la « kataluma » mais lorsque ce sera le moment, Jésus lui-même va s’offrir à manger, accomplissant ainsi le geste prophétique de sa mère. Pierre Scheffer aimait montrer une gravure des vitraux de la cathédrale de Chartres où l’on voit Jésus emmailloté, hostie vivante, déposé sur un autel. Bienheureux Moyen-Age. Marie gestue, prophétise, offre déjà Jésus qui va s’offrir au Père dans l’Eucharistie, dans sa Passion et sa Résurrection.
Quelle chance nous avons de pouvoir gestuer, de vivre et revivre les gestes de salut que Jésus, que Marie ont posés et peut-être d’anticiper, sous l’Esprit Saint, ce que Dieu veut pour sa création. Les récitatifs ne sont pas moins que cela.
Joyeux et profond Noël !
Pierre Davienne, décembre 2021