« Une Parole qui agit dans le corps et dans le coeur »

Article de La Croix du 30 septembre 2016

LA BIBLE ET SES LECTEURS. à l’occasion de la sortie de « Bible. Les récits fondateurs » chez Bayard, « La Croix » a demandé à dix personnalités pourquoi et comment elles lisent la Bible. Aujourd’hui, le diacre Pierre Davienne.
Par Bénévent Tosseri (à Labalme, Ain) , le 30/9/2016

Un temple sur la sainte montagne, et un autel dans la ville. Comme dans le Livre de la Sagesse, voilà cinq ans que Pierre Davienne et son épouse Geneviève ont élu domicile dans la maison du Sappel, une vaste demeure perdue au milieu des sapins, dans les monts du Bugey (Ain).Après quinze ans passés aux Minguettes, près de Lyon, ils n’en oublient pas pour autant la ville et les quartiers populaires. « C’est beau d’avoir les deux, dit Pierre Davienne, 64 ans. Nous sommes à la fois très proches des lieux de misère, tout en disposant d’un lieu de recul. »

« Vivre les sacrements avec les familles du quart monde »

Fidèles en cela à l’intuition de la communauté du Sappel, que cet ancien volontaire d’ATD Quart Monde a cofondée en 1989. « Nous voulions vivre les sacrements avec les familles du quart monde, dire le nom de Jésus et partager sa Parole », résume le diacre, ordonné en 1991.

Certes, pour Pierre Davienne, « la plupart des familles du quart monde ne se posent pas la question de Dieu. Pour elles, c’est une évidence. Seulement, le Bon Dieu a trop de choses à faire. Et il ne peut pas s’occuper d’elles. La preuve, elles souffrent… » Alors, il les encourage à déceler sa présence dans leur vie, en travaillant ensemble la Parole, via les « récitatifs bibliques ».

« Une méthode de transmission de la parole de Dieu »

La pratique s’appelait encore rythmo-catéchèse lorsque Pierre et Geneviève l’ont découverte en 1982, lors de sessions animées par le P. Pierre Scheffer. Il s’agit de dire un passage de la Bible, dans une traduction rythmée, accompagné d’une mélodie et de gestes. « Ce fut une révélation, se souvient Pierre Davienne. Nous avions entre les mains un trésor à partager avec les familles du quart monde. »

Au départ, il a vu ces récitatifs bibliques comme « une méthode de transmission de la parole de Dieu ». Notamment auprès de personnes qui ont du mal à déchiffrer un texte tout en rentrant dans sa compréhension. Et puis, à force de répétition, ces récitatifs étaient mémorisés, « inscrivant la Parole dans les muscles ».

« Sur le terrain de l’expérience »

Mais, très vite, les Davienne y ont vu bien plus qu’un outil. « Les récitatifs bibliques portent une vraie spiritualité, estime le diacre. Il s’agit d’une Parole agissante, dans le corps et dans le cœur. Nous ne sommes pas sur un terrain conceptuel, bien entendu nécessaire par ailleurs. Mais d’abord sur le terrain de l’expérience, celui où se situent les gens du quart monde. Cela leur permet d’exprimer une parole sur Dieu. »

Ainsi, les groupes de prière commencent systématiquement leurs rencontres bimensuelles par la « gestuation » d’un récitatif, avant un partage de vie. « Les gens arrivent avec un fardeau énorme, dit Pierre Davienne. Le juge, le logement, les problèmes d’argent, etc. Rentrer dans la parole de Dieu leur permet non pas de se décentrer, mais, au contraire, de se recentrer sur ce qui est fondamental, dit-il. De trouver la joie, malgré les difficultés. » Et cela « en fraternité », riches et pauvres partageant une même Parole, sans grille de lecture.

Enrichir le corpus de récitatifs

Pour mieux rejoindre les personnes du quart monde, les membres du Sappel enrichissent le corpus de récitatifs. Le répertoire compte aujourd’hui quelque cent cinquante passages de la Première comme de la Nouvelle Alliance. Pour cela, Pierre Davienne a repris des études à l’Université catholique de Lyon, apprenant l’hébreu biblique et le grec ancien.

Objectif, mieux se replonger « dans les manuscrits », et proposer des traductions théologiquement irréprochables. « Les traductions que nous connaissons de la Bible sont faites pour être lues, avec un langage parfois lissé, estime le diacre. à l’inverse, nous avons tendance dans les récitatifs à privilégier une traduction mot à mot. En retrouvant parfois le génie de la Bible, qui est une mise à l’écrit de récits oraux, rappelons-le – même si tout le monde ne partage pas cet avis ! »

Pour élaborer les récitatifs, pour les gens du quart monde et au-delà, un « laboratoire » s’est mis en place. Il réunit régulièrement linguistes, musiciens, professeurs de français ou encore une ergothérapeute. Chaque récitatif exige deux cents heures de travail.

En 2005 a également été créée l’association Parole et Geste. En plus d’un travail sur la figure du P. Marcel Jousse, anthropologue jésuite dont les travaux ont inspiré la création de la rythmo-catéchèse, l’association diffuse les récitatifs, dont se saisissent une vingtaine de groupes à travers la France.

Du geste à la Parole

Pour autant, ces récitatifs ne sont pas gravés dans le marbre. « Plus les gens sont rompus au genre, plus ils sont en capacité de faire des remarques », rapporte Pierre Davienne. Exemple avec le verset suivant, tiré du Livre de l’Apocalypse (3, 20)  :
« Voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui. » « Nous faisions le geste d’ouvrir les portes de la ville, raconte Pierre Davienne. Une personne du quart monde nous a dit que cela n’allait pas. Qu’il fallait descendre les bras de haut en bas. Parce qu’il s’agit là d’ouvrir les portes du cœur. »

Le geste a depuis été adopté. Pour le diacre, justement, les gestes des récitatifs « ne prennent sens que lorsqu’ils font réagir les gens, qui deviennent alors commentateurs de la Parole ». Une intelligence de la foi qui lui montre le chemin. « Il y a une vérité de la Parole qui correspond à la rudesse de la vie des plus pauvres, explique-t-il. Jésus s’est fait humilier, cracher dessus, flageller… Grâce à cela, il a épousé leur destin. »

« Impossible de gommer ce qui nous embête »

« L’épaisseur de notre humanité donne de la force à la parole de Dieu », explique-t-il. Et les personnes du quart monde en mettent en évidence les aspérités. « La parole de Dieu n’est pas gentille, poursuit le diacre. Ce n’est pas une bonbonnière où puiser, comme le disait l’un de mes professeurs. Avec les gens du quart monde, impossible de gommer ce qui nous embête. »

Ainsi, « lorsque Jésus en croix s’écrie “pourquoi m’as-tu abandonné”, on ne va pas se rassurer en se disant que l’on a le mot de la fin, que cela se termine par la Résurrection, explique Pierre Davienne. Les personnes du quart monde nous rappellent que la parole de Dieu reste folie et scandale. »

« Des réflexions étonnantes, sans bienséance ni parole attendue »

Pierre Davienne l’observe également lors d’ateliers de « Parole incarnée », dont s’emparent nombre de groupes chrétiens membres du Réseau Saint-Laurent, cheminant avec les personnes en grande précarité. Il s’agit d’une lecture mimée par les participants, qui choisissent le personnage qu’ils jouent. Un partage s’ensuit. Sur ce que l’on a compris de son personnage. Puis sur ce que l’on a compris des autres. « Cela donne des réflexions étonnantes, sans bienséance ni parole attendue. Des choses bouleversantes se disent, qui sortent des tripes », apprécie Pierre Davienne, qui en reçoit énormément.

« La plupart d’entre nous se débrouille pour ne pas montrer ses faiblesses, ses péchés, dit-il. Pour cela, nous avons tendance à édulcorer la Parole. Les plus pauvres nous montrent que nous avons besoin d’eux pour grandir, en nous obligeant à nous désencombrer de nos sécurités, à laisser tomber les béquilles sur lesquelles nous nous appuyions. Pour les gens du quart monde, croire est une question de vie ou de mort. Leur approche de la Parole me donne l’idée d’un Dieu bien plus grand que ce que je croyais. »

———————————————-
Le patriarche Joseph

« La tradition juive est très sévère pour le jeune Joseph, visionnaire, mais prétentieux. C’est quand il a vécu la prison et le dénuement en égypte, après avoir été vendu par ses frères, qu’il se rend compte que sa force, c’est Dieu. J’en retiens une relecture magnifique sur la façon dont ceux qui vivent la misère deviennent un lieu où peut se manifester la rédemption. »

« Tu l’as révélé aux tout-petits ».
« “Ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits” (Luc 10, 21-24). En grec, “νήπιος” (nepios), c’est le nourrisson, celui qui n’a pas de discours. Et ceux qui n’ont pas la parole en société peuvent avoir une parole sur Dieu dans l’église. »

Bénévent Tosseri (à Labalme, Ain)